Au fin fond d’une forêt de la Thaïlande du Nord, une branche pousse chaque jour imperceptiblement, s’étirant dans tous les sens, avec une force que personne ne prend la peine d’apprécier. Nous lui accordons injustement peu d’importance tant notre attention est portée vers les insectes qui s’y logent. Mais un jour, le bois de cet arbre à croissance rapide se métamorphosera en un objet d’une grande beauté et deviendra une pièce qui occupera une place privilégiée dans la demeure d’un peuple qui habite de l’autre côté du monde. Si vous êtes de ceux qui craquent pour le grandiose originaire d’une terre de grande humilité, considérez le bois de suar.
La croissance rapide du bois de suar dans le sol forestier est à l’origine de son apparence non statique et de sa grande vitalité. Son fil s’élance, long et fluide, à l’image de l’eau qui s’écoule librement. Par endroits, on y observe des scènes de turbulence organique où les ondulations s’entassent comme des formations massives de stratus. On peut parfois même y entrevoir une chute d’eau ou une rivière agitée. À son état naturel, le bois de suar revêt une palette de teintes chaudes, douces et terreuses. Des vagues de blé et de caramel au beurre glissent le long de rochers couleur café et de tourbillons au chocolat. On se croirait parfois même au crépuscule : une large pièce de bois chapeautée d’un nœud voyant rappelle un coucher de soleil caramel sur fond de ciel sépia. D’autres fois encore, c’est un paysage désertique recouvert de dunes de sable.
Fidèle à ses airs de grande liberté et à son inépuisable énergie, il n’existe de pièce en bois de suar qui ne présente d’irrégularités. En effet, accrocs, craques et nœuds confèrent à chacune d’elles une personnalité propre.
Le suar adulte offre tout un spectacle; atteignant facilement des hauteurs de 30 mètres, il est reconnu pour son couvert géant en forme de parasol. Ses branches se tortillent et donnent naissance à des feuilles en forme d’œil et à des fleurs roses dont les délicates vrilles rappellent les anémones de mer. Avec une portée de plus de 30 mètres, la canopée de cet arbre lui donne un air des plus majestueux d’autant plus qu’elle crée une ombre circulaire impressionnante. Pour cette raison, cet arbre est devenu extrêmement populaire le long des boulevards dans ces régions du monde où échapper à la chaleur du midi est d’une importance capitale. La nuit, les feuilles du suar se replient sur elles-mêmes, ce qui permet à la pluie de passer entre elles et d’atteindre le sol, laissant ainsi un cercle de gazon vert très net à son pied. Aussi appelé « arbre à pluie », le suar est connu sous les noms de Saman, de Monkeypod, ou encore de Albizia Saman (appellation officielle) ou de Samanea Saman, terme encore plus vieux. Le suar est originaire d’Amérique du Sud et s’est répandu à travers l’Asie et d’autres régions du monde comme Hawaï.
Le bois de suar que récolte Artemano – sur l’île de Java, en Indonésie, et dans le nord de la Thaïlande près de la frontière avec le Laos – connaît des débuts moins glorieux. Il s’agit d’un bois encore trop jeune pour exhiber fièrement ces gigantesques canopées que portent les arbres adultes. Aussi, il n’est pas intentionnellement cultivé pour la fabrication de meubles. Le bois d’œuvre que nous utilisons est en fait un produit dérivé du commerce d’insectes spéciaux prisés pour leurs sécrétions. En effet, les insectes à laque utilisent le suar (parmi d’autres essences) comme hôtes, laissant derrière eux une résine collante. Celle-ci est ensuite transformée en gomme-laque (aussi connue sous le nom de « shellac »), une substance naturelle qui a des myriades d’utilisations notamment dans les cosmétiques, la nourriture et les meubles (et il fut un temps, les disques vinyles). De la même manière qu’il n’y a pas de soie sans le ver à soie, ni de bon vin sans levure ou de fromage sans bactérie, le bois d’œuvre de suar, un produit de luxe en grande demande, n’existerait pas sans les insectes à laque.
Les arbres qui servent à la production des pièces de mobilier n’ont même pas besoin d’être coupés, à l’exception de leurs plus grandes branches. Le bois qui a dépassé sa période de production la plus fructueuse est ensuite converti en bois d’œuvre plutôt que d’être gaspillé. Le tronc demeure intact et bien vivant, prêt pour que d’autres branches y poussent, un procédé qui se fait d’ailleurs très rapidement. Le suar est un arbre à croissance rapide – voire agressive. Après environ six ans, le suar atteint un degré de maturité qui lui permet d’arborer des branches suffisamment larges pour être coupées et utilisées pour la fabrication de mobilier.
La croissance rapide du suar lui confère un grain croisé qui a la caractéristique d’emmagasiner l’humidité. Aussi, le bois qui sera exporté vers des zones tempérées devra être séché avec soin afin de prévenir son assèchement lorsqu’exposé à la chaleur artificielle.
Suite à cela, le bois est prêt à être façonné en une pièce d’une extrême beauté. En effet, le bois de suar déborde de vigueur et de charisme, comme un jeune acteur qui surprend en volant la vedette ou comme un somptueux Cabernet Sauvignon californien ou un Shiraz australien. À l’image du vin, le produit final revêt toute sa beauté lorsque son fabricant se retire du processus et laisse l’essence des matériaux bruts briller de leurs attraits. Les courbes gracieuses du bois de suar permettent justement aux tables dont elles sont fabriquées de conserver dans leur forme un rebord entièrement libre.
Le suar révèle une qualité certaine de par sa noblesse et sa vitalité juvénile. La lueur qui en émane attire indéniablement le regard. Un élément de mobilier en bois de suar devient ainsi le point focal de toute une pièce et occupe souvent une place de choix dans une maison ou au bureau. Il s’avère tout simplement impossible de détourner le regard. Cela en dit beaucoup sur le suar, un morceau de bois qui vit le jour dans un recoin obscur d’une région productrice de gomme-laque.