Fermez les yeux et imaginez un port en Asie du Sud-Est avec vue sur l’océan Indien, la baie du Bengale ou encore les eaux bleu foncé de la mer d’Andaman. Des bateaux joliment peints dans les tons vifs de l’arc-en-ciel flottent attachés au bout de leur cordage dans une mer turquoise surplombée d’un ciel bleu intense. De tels paysages sont chose courante dans cette partie du monde, sans jamais pourtant nous lasser; les contrastes demandent à être figés dans le temps et une photographie s’impose.
Peu sont les visiteurs qui prennent le temps d’observer le rythme de vie dans un petit village de pêcheurs. À Jepara, en Indonésie, de petits bateaux comptant tantôt deux, tantôt dix pêcheurs se réunissent dans le delta le soir venu. La nuit, éclairés par des lampes à huile, ils naviguent la mer de Java à la recherche de poissons. Ils rentrent au port le matin venu, le pont reluisant sous le soleil qui scintille sur les écailles de leurs trouvailles qui se tortillent encore. Quand le soleil est à son zénith, les hommes en profitent pour dormir, et les bateaux hauts en couleurs attirent le regard des voyageurs. Sur l’île de Java, la proue courbée et pointue des bateaux de pêche s’élance vers le haut comme des poignards striés de lignes blanches.
Certains voyageurs se demanderont peut-être ce qu’il advient du bois des bateaux une fois que ces derniers ont atteint leur fin de vie. Chez Artemano, nous donnons un deuxième souffle à ces embarcations indonésiennes en recyclant le bois qui a été exposé aux intempéries pour le convertir en pièces de mobilier contemporaines.
À l’inverse des photos de cartes postales illustrant la quiétude des ports asiatiques, la mer dans cette région du monde est connue pour être particulièrement houleuse. Au cours de la courte durée de vie d’un bateau (généralement moins de dix ans), l’action répétée du roulement des vagues et le sel de la mer – sans compter la chaleur du climat équatorial – renforcent et durcissent graduellement le bois. Ses rainures et ondulations recèlent ainsi une force durement acquise que peu de gens remarquent, comme la force qui se devine derrière les lignes sinueuses des bras d’un pêcheur d’expérience, malgré sa petite carrure.
Après tout ce que ce bois a enduré, plus rien ne peut l’atteindre. Le bois qu’Artemano récupère et réutilise pour la fabrication de ses meubles partage les caractéristiques du vin de Madère, un vin viné qui a finalement fait un retour en grâce après être tombé dans l’oubli pendant plusieurs décennies. Le vin de Madère provient de l’île portugaise éponyme, aussi connue sous le nom d'« île aux fleurs ». À 580 kilomètres à l’ouest du Maroc, elle se trouve bien au large de la côte africaine. Pendant l’ère des Grandes découvertes, elle servait souvent de point d’arrêt avant la traversée de l’océan Atlantique. Les jeunes vins que l’on mettait dans la cale du bateau avaient tendance à être plutôt simples et rudimentaires – inintéressants et souvent trop sucrés. Les marins prenaient ce qu’ils trouvaient. Or, avec le temps, la chaleur qui se dégageait de la cale « cuisait » le vin, alors que l’ondulation des vagues pendant le périple terminait par l’oxyder; il s’agit d’un procédé que l’on évite à tout prix, mais dans le cas du vin de Madère, il lui donne un certain je-ne-sais-quoi. L’aquavit norvégien et la bière anglaise India Pale Ale partagent une histoire similaire : il fut un temps où l’on disait que le remous des vagues lors d’un voyage maritime les améliorait. Aujourd’hui, cependant, on les fait vieillir dans des usines. Aussi, lorsque la rare opportunité se présente, certains fabricants superstitieux de ces boissons centenaires font vieillir une partie de leur production dans des fûts qu’ils placent dans la cale d’un bateau à voile.
Du 18ème siècle à aujourd’hui, les amateurs de vin viné continuent de dire que le vin de Madère est virtuellement indestructible. En effet, une bouteille de vin conserve toute sa fraîcheur plusieurs mois après avoir été ouverte, alors que les autres vins deviennent fades en quelques jours seulement. Il en est de même avec le bois recyclé d’Artemano : alors que l’océan et le soleil lui livrent une dure bataille, il survit de par sa résilience et conserve toute sa splendeur. C’est la vie en mer qui lui a donné toute sa force.
Certaines couleurs du bois peint rescapé demeurent intactes. Le processus de remise en état laisse paraître des traces de peinture aux tons vifs qui se chevauchent et se superposent fréquemment – du bleu royal ici, du pourpre et du jaune moutarde là, une bandelette lavande claire à l’occasion. On a l’impression d’y découvrir les strates d’une histoire riche en couleurs comme sur les murs écaillés d’une vieille maison.
Les pièces de bois que l’on retrouve dans une seule pièce de mobilier peuvent provenir de plusieurs bateaux. Pour ce faire, les fabricants étalent les lattes devant eux et s’amusent à les emboîter, laissant libre cours à leur improvisation et leur sens de l’esthétique et de la beauté. La plupart des artisans n’ont aucune formation formelle en design et démontrent malgré tout une intuition sans pareil pour le processus de création, comme si cela coulait de source. Ils agencent parfaitement la forme à la couleur, un équilibre digne d’un artiste Zen.
Une des étapes finales du processus de création consiste à contraster le bois avec les lignes droites d’une pièce en métal monochromatique pour obtenir un look industriel sophistiqué. Cela fait ressortir toute l’authenticité de la force impressionnante du bois et de sa rude histoire.
Là où la peinture a été arrachée, le bois mis à nu révèle sa vraie nature à travers ses tons pâles et profonds sillons. Ici et là, de minuscules encoches nous font penser qu’il s’agit peut-être de petites marques gravées par le capitaine du bateau à l’époque, pour se rappeler quelque chose… Celle-ci indique-t-elle le nombre de poissons attrapés ce jour-là? Celles-là correspondent-elles aux initiales des membres de l’équipage qui devaient travailler? On ne le saura jamais. Ce que l’on sait, par contre, c’est qu’empreinte de mystère, la pièce prend tout son charme.